Un antique graphe R.S.I
Simon Abbanim
« Je ne sais si vous avez deviné le lien entre l’Analyse profane et l’Illusion. Dans la première, je veux protéger l’analyse contre les médecins, dans l’autre contre les prêtres. J’aimerais le confier à une corporation qui actuellement n’existe pas, une corporation laïque de ministres des âmes qui n’aurait pas besoin d’être médecin et n’aurait pas le droit d’être prêtres. »
S. Freud, Lettre à Pfister du 25-11-1928.
AVANT PROPOS
Durant des siècles, les humains eurent l’intuition d’une puissance supérieure mêlée aux forces de la nature qui les entouraient au travers des orages, des tornades, des volcans, de la mort, du mystère de la vie. Ainsi construisirent-ils des lieux sacrés, des sculptures, des icônes, puis des personnages d’exception furent identifiés comme fétiches de cet indicible, possesseurs du « Mana ».
L’animisme (microcosme/macrocosme) se développa ainsi, au fil des siècles. Une lente abstraction de cette notion que nous appellerons “Le Réel” se conceptualisa dans l’esprit de certains hommes : des créateurs de religion. Tel Akhenaton, qui essaya dit-on, de faire admettre aux masses égyptiennes qu’un dieu unique qu’il nomma Aton, pouvait synthétiser tout leur panthéon ; c’est-à-dire remplacer les multiples facettes de l’Un par l’Un seul. Passant des multiples représentations de petits, grands et moyens dieux existant dans leur imaginaire, à un Dieu unique, et abandonnant les avatars de celui-ci. Ceci exigea une lente et persévérante abstraction intellectuelle de la part de ces hommes, expression d’une psychogenèse en marche à laquelle seule, au début, une certaine élite eut accès.
Ainsi nos ancêtres accédèrent-ils à la conception d’un Autre parfait à opposer à cet Autre humain (A). Ils mirent des millénaires à atteindre ce stade d’abstraction, celui du “sans nom indifférencié ” tel le Tao. Au début, avec les déesses mères les cultes phalliques et le modèle animal, les exigences de sacrifices animistes étaient d’usage. Les hommes y sacrifiaient leur jouissance et leur premier-né. Ce sont ces strates de phylogenèse qui restent imprégner l’ontogenèse de l’humain comme des archétypes jungiens. Dans nos cultures occidentales, ceux qui furent touchés en premier semblent avoirs été les Hébreux, ce peuple “qui marche” avec en tête Moïse symbolisant une figure du “Père de la Loi”. Moïse imposa à son peuple sa “révélation” : « honorer un seul Dieu » et non de multiples représentants de l’innommable. Naquit ainsi ce “Dieu unique” dont la perception ne pouvait qu’être humaine, au-delà de sa multiplicité, il remplaça les daïmons, absorbant les dieux locaux dans leurs lieux sacrés, statues et masques vénérés, tel le “Veau d’or” issu d’un culte agraire. Alors Elohim de pluriel devin singulier.
Ce monothéisme développé par une élite fut enveloppé de contraintes très strictes afin de ne pas retomber dans un passé panthéiste ; aussi idoles et icônes furent-elles bannies, ainsi que tout autre représentation (pour remédier définitivement à l’épisode du veau d’or). Néanmoins la nature humaine étant faible face à la superstition, ils ne purent s’empêcher d’y adjoindre des pratiques occultes et la vénération faite à des hommes exceptionnels qu’on nomme les Saints.
Aujourd’hui, nous avons atteint une conception du monothéisme, qui se divise en trois courants religieux pour honorer « un seul et même Unique Dieu ». Mais chaque packaging, si j’ose dire, est différent car ce qu’on nomme dogmes en organisa l’affaire.
Il faut ici distinguer l’abstraction idéique côté paradigme du Réel (Dieu) et les constructions purement humaines, nées de besoins symboliques et imaginaires, que les différents clergés élaborèrent pour soumettre et maintenir leurs ouailles dans ces “églises”, par des rites différents : chacune étant une forme de névrotisation obsessionnelle, comme Freud l’a discerné. Ainsi passa-t-on d’un “extime”, l’Autre, à L’Autre ce Dieu unique, divisé par le temps et les hommes en Yahvé, Dieu (le père plus le fils plus le St. Esprit représentant le triptyque chrétien) et Allah pour l’Islam. Ainsi, l’énigme de cette abstraction fait-elle bouillonner les esprits humains.
Vers 1162-1163, Maïmonide fut l’un des premiers exégètes échappant à la mystique à donner sa vision d’un point de vue philosophique dans un livre traduit sous le nom de “Guide des égarés”. Pour lui, on ne peut aimer que ce que l’on connaît et pour connaître “l’indicible” il faut avoir étudié la pensée qui rend le mieux compte du monde sensible et suprasensible, c’est-à-dire la Physique et la Métaphysique d’Aristote1.
Au XXe siècle un certain neurologue, S. Freud met à jour l’Inconscient, dis-cerné par lui au travers de l’interprétation des rêves, sa “Traumdeutung”. Cet inconscient qui a sa propre logique, est bizarre, pas logique, il a ses propres désirs, cet inconscient. Il ne connaît pas la notion de temps, celle de bien ou de mal, aussi est-il souvent en contradiction avec notre conscience, notre morale, nos habitudes rationnelles et intellectuelles de penser le quotidien. Il nous paraît autonome, pourtant c’est lui qui contrôle notre équilibre psychique et somatique, c’est-à-dire la globalité de chaque sujet humain. Pour cette raison, nous avons intérêt à chercher à le découvrir (dé-couvrir, retirer ce qui le couvre), à tenter de l’harmoniser avec ce qu’on perçoit qu’il veut de nous, avec ses (nos) désirs cachés, mais à quel prix ? Comment entendre ce qui vient de ce lieu où « ça » désire, où « ça » parle, sans que ce soit sous forme de lapsus ou d’actes manqués ? Car il parle, « ça » nous parle, dans tous les domaines. Là dessus, Lacan ajoute : “L’inconscient est structuré comme un langage”.
Ainsi les discours de Freud et de Lacan constituent-ils une même approche, celle de la psychanalyse. Discours qui subvertit la notion de cause rationnelle et consciente pour ouvrir une voie vers cet Autre, l’inconscient du Sujet.
Avec les religions monothéïstes, ce discours de l’Autre, est lié à la notion de « Père », ce “le Père en plus” de Lévi-Strauss, qui présente une même nature, une même essence. Nous découvrons ainsi le besoin que dans ce « lieu autre », il y ait comme « un livre », une somme, c’est-à-dire, une description des interdits et des commandements, sans cela, la liberté nous serait synonyme d’angoisse. Peut-être, naquit alors la sacralisation de l’écriture, le fétichisme de la plume avec le développement des écrits sur : papyrus, os, papier, puis l’imprimerie. Depuis lors, nous prêtons une existence à cet autre que nous nommerons désormais comme un super Sujet, voir un super Papa, fruit de notre anthropomorphisme naturel (de nature).
Mais le discours psychanalytique montre que dans l’autre humain, il y a depuis notre origine un objet primordial à jamais perdu. Ceci hypothèque un manque dans cet autre, un trou que nous faisons tout pour combler, c’est là le goût du sacrifice, de la mortification, où nous abandonnons une part de notre jouissance. Aussi, allons-nous avec Lacan, adopter l’écriture de l’inconscient du Sujet comme Autre, avec (A) barré pour le différencier du mythique Autre (non barré), parfait mais qui n’existe pas ici-bas, car : « il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Ainsi Lacan rompt-t-il l’amalgame fait de l’Autre avec l’Autre pourvu de pouvoirs occultes. L’amalgame de ces deux entités abstraites, a longtemps perduré et imprégné les croyances humaines. Les révélations et les sacrifices qu’on faisait lui étaient adressés. (à cet Autre).
Dans notre société laïcisée, c’est-à-dire, où la pensée peut être séparée de toute attache religieuse dogmatique, canonique …, Lacan définit Dieu comme le refoulement originaire –l’"Urverdrangung” freudien, l’inconscient irréductible, ce à quoi l’on ne peut donner sens. C’est-à-dire le paradigme du Réel et comme Réel, il le contient (A devient paradigme de A).
Dans son séminaire – « D’un Autre à l’autre », il ajoute “qu’il se pourrait bien que Dieu soit Inconscient”2. Sachant par ailleurs que : “le Réel c’est ce qui ne peut pas se dire”, ni par le Symbolique, ni par l’Imaginaire, ce Dieu reste donc indicible. Ainsi ne peut-on que l’évoquer, car toute représentation, toute image serait contraire à son essence de Réel et ferait retour à un passé animiste au risque superstitieux d’adorer des semblants. Pour en parler “le Symbolique est le support de ce qui a été fait Dieu”et les noms de Dieu depuis Freud et Lacan peuvent alors se dire : l’Autre, Das ding, le Nom du Père (en tant que lieu de l’Autre symbolique) et le Rien (du vide bouddhiste), et dès qu’on en parle “Le dire fait Dieu”.
Aujourd’hui l’enjeu de la science qui est de renoncer à la subjectivité de l’expérimentateur, d’étouffer le désir qui ne serait pas celui du savoir, permet, ainsi le suppose-t-on, d’accéder à un Réel que justement le fantasme dénie. C’est en nous penchant sur cette pensée humaine liée à sa quête religieuse, besoin de relier le connu à l’inconnu, l’ici-bas mortel à un éternel, que nous avons remarqué une représentation antique issue de la Kabbale, qui laisse à la puissance du Logos (“au commencement était le Verbe”) son aspect éternel. Nous avons eu l’intuition qu’il fallait nous essayer à une sorte d’interprétation psychanalytique, en fonction des outils dont nous disposions. C’est-à-dire par la linguistique dans le champ freudo-lacanien ; rappelons que Ferdinand de Saussure dans son “Cours de linguistique générale” avait divisé le signe linguistique en deux parties : nommant signifiant l’image acoustique d’un concept et signifié, le concept lui-même. Par exemple : le mot -arbre ne renvoie pas à l’arbre réel ou référent, mais à l’idée d’arbre ou signifié et à un son, le signifiant qu’on prononce à l’aide de phonèmes : a . r . b . r . e. 3 Le signe uni donc un concept à l’image acoustique et non à une chose, ou un Nom. Cette chaîne saussurienne : référent, signifié, signifiant, n’évoque t-elle pas chez Lacan une autre chaîne : (R. I. S.) Réel, Imaginaire et Symbolique ? Tout cela ne pourrait qu’être une découverte des temps modernes, mais en fait ce n’est que mise en forme de pensées beaucoup plus anciennes. Pensées liées à une quête de relier (religare) le connu à l’inconnu, l’ici-bas mortel à un éternel.
L’ARBRE SEFIROTIQUE, objet de notre essai.
Ainsi utilisant la théorie saussurienne, le mot Kabalah, né de Kibel, ne renvoie pas au réel de la Kabbale mais à l’idée de la tradition et à un son qu’on prononce K.-B.-L., avec une problématique spécifique à l’hébreu où il n’y a pas de voyelle fixe. À les interposer on change le sens, on capitonne sa dérive signifiante. Ici on a donc : -K a B a L a-, où la lettre a insuffle la signification… etc. Kibel étant l’histoire de la tradition passée de la bouche à l’écrit avec le message d’un Dieu unique. Message spirituel transmis à l’homme sans l’intermédiaire d’un texte, de bouche à oreille, ce fut la Kibel5 du mont Sinaï en même temps que Moïse reçut la loi écrite Mikra, acronyme de Torah. Alliance, du Symbolique et d’un Réel gravé dans la pierre, sous forme des “Tables de la Loi”. Au cinquième siècle, le Talmud6 a codifié ce savoir et a fixé par écrit cette transmission orale.
La kabbale inspira la théosophie avec le Sefer Yetsirah7 et le Sefer ha-Bahir ou Livre des clartés au XII ème siècle et enfin le Zohar vers le XIII ème siècle fondant son interprétation sur d’autres aspects symboliques du texte biblique et des lettres qui le composent. Afin d’ordonner en un schéma cohérent, nous semble-t-il à la façon d’un « mathème », la relation depuis Elohim jusqu’à El Shaddaï, il apparut que les dépositaires de ces savoirs aient construit une représentation schématique d’un ensemble de Dieu et sa création. L’Arbre séfirotique, graphisme ou topologie selon la théorie des émanations et des attributs de Dieu.
C’est ce mode de représentation, ce graphe qui a retenu notre attention car il semble exprimer un processus par lequel le monde et les hommes seraient issus du divin dans une expression (anthropomorphico-métaphorique) défiant depuis des siècles notre savoir.
De leur côté les démarches rabbiniques, toujours très intellectuelles furent nécessitées par l’écriture hébraïque qui ignore les voyelles. G. Scholem le rappelait en ces termes “Le mécanisme du monde est essentiellement un processus linguistique reposant sur un nombre illimité de combinaisons de lettres.” La parole de Dieu faite à Abraham- : ”Lech lecha” ne veut pas seulement dire dans son contexte- : ”Va”, mais dans un sens psychologique ”Va vers toi”, vers ton être profond et unique, cet Autre. Ce qui ressemble beaucoup à la célèbre phrase de Freud : ”Wo es war soll ich verden”. Plus tard le message de ce “Dieu” aux hommes, au travers de Moïse : “Je suis celui qui suis” (ou je suis ce que je suis, ou, celui qui est), fut comme un trou dans le Réel pouvant engloutir mais qui recracha le Père (dieu le père) comme nom, Nom du Père dont J. Lacan traduisit le message en “je suis ce que - Je suis”, je suis ce que - Je est, ainsi n’est-il pas le dieu des philosophes, mais celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ?
Ce dieu qui est ici “parlêtre” serait-il L’Autre de l’Autre imparfait. Dans ce cas, l’homme aborde la déïté “Une” dans un ordre logique, logiquement humain. Parodiant le séminaire de Lacan nous pourrions dire que ce graphe séfirotique représente le passage “d’un Autre à l’Autre”. En découlera le Nom du Père comme butée symbolique voilant le Réel absolu, paradigmatique. Les humains ont tout essayé pour approcher une compréhension, toujours impossible de Dieu, d’où l’idée de la théorie des émanations et des attributs le constituant, le représentant, et topologisée par cet “Arbre séfirotique”. Celui-ci figure ainsi la structure de l’homme et de l’univers, symbolisant à la fois : les forces à l’œuvre dans le manifesté et les voiles séparant l’homme de la connaissance, que la Science prêtant dévoiler, ainsi que les interactions entre ces forces. Aussi, notre thèse est-elle, en première lecture exogène, celle d’un vrai graphe : vision de Dieu dans le parcours de sa création, écrite par des hommes qui s’efforçaient de le concevoir ou de formuler le message reçu. Nous n’évoquerons ici que ce graphe, nous éloignant des multiples lectures, théosophiques, ésotériques ou philosophiques qui se sont développées au cours des siècles, et vulgarisées pour leur mantique.
Comme un Graphe lacanien cet Arbre aurait donc pour ambition de représenter le chemin de l’innommable parcouru jusqu’à l’homme créé par le Logos c’est à dire “un chiffrage” puis “une nomination”. L’émergence de Dieu des profondeurs de lui-même dans sa création qui constitua le fondement de la théorie des Sefiroth est à l’origine de l’homme primordial tel que le Zohar, -”Livre des splendeurs”, l’a évoqué. De ce point de capiton de la création du parlêtre, l’homme dans un regard en amont vers ses origines aurait donc inventé, avec ce dont il dispose d’imaginaire et de symbolique, un graphe où il a pu situer son innommable origine : Dieu l’inconcevable, l’irreprésentable, paradigme du Réel, dont il ne peut évoquer et concevoir que des avatars et (ou) des émanations. Ainsi peut-on dire que si Dieu a créé l’homme, ce dernier par voie de conséquence a inventé ce dernier et à construit un discours qui n’en finira jamais pour l’envelopper de ses dires. Comment dire le Réel, là où Maimonide parlait déjà de métaphores ? L’expression symbolique de Dieu, dont la représentation est impossible, voit ses tentatives interdites, a néanmoins une particularité. Elle trouve forme dans un jeu de quatre lettres hébraïques : YOD, HE, VAV, HE, dont le graphisme les réunissant forme le tétragramme représentatif du chiffre “UN” qui se lit Aleph.
Là réside le mystère dit-on réservé aux seuls initiés comme l’était le grand prêtre du temple de Jérusalem dépositaire de l’écriture sacrée. La représentation graphique du nouage de ces quatre lettres forme curieusement un seul graphisme, la lettre Aleph, unique représentation admise de Dieu, condensant ses multiples faces. Là, l’enseignement de Lacan peut nous éclairer, lorsqu’il dit que “la lettre c’est du Réel”8.
La lettre Aleph qui vient du mot anochi en hébreu veut dire “Je”. Or “la voyelle muette Aleph ne représente en hébreu que le premier mouvement du larynx dans la prononciation (comme l’esprit doux en grec) / qui précède une voyelle au commencement d’un mot/ comme racine spirituelle de toutes les autres lettres, qui contient dans son essence, tous les éléments du langage humain”. En outre, G. Sholem, nous dit que : “le symbole ne signifie rien et ne communique rien, mais rend transparent quelque chose qui est en deçà de toute expression.”9
On perçoit ici que le langage aborde la question lacanienne de bordure, de littoral : littoral de quoi si ce n’est d’une quête entre jouissance et savoir. Mais Kibel pose d’autres questions, comme celle de notre cosmogonie : par quoi le Non-être de Dieu, ce Réel impensé, puisqu’il n’y avait pas d’humain pour le penser est-il passé à l’être, c’est-à-dire là où l’homme fut créé parlêtre ? Mystère expliqué par la tradition hébraïque des trois Logoï (ou Sépharim). Ces trois Logoï : Séphar, Sépour, Sépher, qui sont des nombres, entités supérieures qui revêtent trois aspects du Logos. Création ex-nihilo, tout commençant par le Verbe (Dieu parlêtre ?).
Pour Séphar, Sépour, Sépher, nous proposons les interprétations suivantes :
Séphar, le nombre proprement dit, la lettre en tant que chiffre, qui ferait littoral entre jouissance et savoir.
Sépour, le récit, le raisonnement discursif, la lettre en tant qu’expression orale, chaîne signifiante, surdétermination symbolique, en tant qu’elle se distingue du Réel. Là s’arrêterait la culture orale ?
Sépher, le livre, la lettre en tant qu’expression écrite, écriture du côté du Réel, ravinement du signifié, à suivre chez Lacan dans Litturaterre.
À partir de ces premières déductions, nous voyons se déployer un graphe numéroté de un à dix Séfiroth (pluriel féminin, singulier séfirah). Chaque Séfirah désignant une émanation à travers laquelle se manifeste le Divin. De même que de façon mystérieuse ils composent la lettre Aleph, comme un trait unaire, où ces dix Séfiroth seraient la pierre brute dans laquelle s’effectua une sculpture, celle dont les lettres sculptèrent un champ de conscience, de forces en action de la réalité que nous percevons. Ne rejoignons-nous pas là, l’exposé “Lituraterre” où Lacan perçoit au travers des ravinements du sol, vu de son avion, l’expression d’un autre ravinement, celui du signifié. La lettre serait donc comme un précipité (terme de chimie) du signifiant, mais dans cette écriture il y a une opposition entre la non-identité à soi du signifiant et l’identité à soi de la lettre, c’est-à-dire un mouvement de sens et de non-sens. C’est là que Lacan situa le non-sens radical de la lettre qui tient au Réel.
Mais, poursuivons la description de ce graphe qui se divise en quatre zones ou “Mondes”. Au vu du déploiement de cet arbre nous constatons que paradoxalement, ce qui fait “racines”, c’est-à-dire Dieu, est en haut :
Arich Ampin, monde situant le non-être de Dieu, avec en sommet “En Sof”, “En” ou Aïn signifiant potentiel non manifesté, c’est-à-dire “non-être” et Sof est le sans fin, l’infinitude, Réel indicible, impensable, soit Dieu pensé par Dieu, qui est un Réel paradigmatique informulable, impensable pour les petits hommes. Et en bas, ce qui concerne la création : Ce qui est là, c’est Assia le domaine de Malchout la matrice, la grande et la petite Mère, comme pourvoyeuse des hommes à l’image de Dieu : autre domaine du Réel.
Ce sont deux mondes, deux extrémités, comme deux demi-cercles borroméens se rejoignant en s’incurvant l’un vers l’autre : Dieu et sa Création qui se rejoignent.
Entre eux pour exprimer « L’œuvre de la création », deux autres ensembles que nous considérons comme les anneaux borroméens Symbolique et Imaginaire, qui viennent prendre place entre les deux extrémités de ce Réel, ce sont :
Le monde de Bria, que composent les trois premiers Séfiroth :
- Kether, la couronne.
- Hochma, la sagesse.
- Bina, l’intelligence.
Ils forment à eux trois le “Grand visage” Arich Ampin, la face cachée de Dieu, celle d’avant les six jours de la création : cercle du Symbolique.
Puis, celui de la création hiérogamique des six jours de la création, plus le jour du Shabbat, c’est-à-dire, le monde de la réalité (réalité = Imaginaire) : cercle de l’Imaginaire.
Les sept Séfiroth inférieurs forment ainsi le “Petit visage” Zeir Ampin, la face révélée de Dieu aux hommes.
L’alliance de ces deux visages, Arich et Zeir Ampin, constituent l’union idéale du Non-Être et de l’Être, c’est-à-dire, ce que nous pouvons formuler comme l’ultime représentation conceptuelle de Dieu par le parlêtre.
En miroir de l’humain, la part féminine en Dieu, la Shekhina s’associe à la part masculine Kaddosh Barouch Hou (de façon anthropomorphique). Leur union est représentée par un symbolisme d’ordre sexuel, il s’agit là d’un mariage symbolique certes, mais non-platonique, véritable hiérogamie qui dura six jours ; six jours d’exercice phallique pour le Créateur. Le phallus étant ici l’image du flux vital durant tout son acte, évoque dans notre imaginaire quelque chose de Réel au moyen du Symbolique.10À la fin des six jours Dieu s’est arrêté de créer, l’équilibre des séfiroth étant atteint, l’équilibre de l’univers fut ainsi accompli.
Le septième est donc le jour vénéré comme celui du repos de Dieu, celui de la détumescence de son désir créateur.
Dans ce chaînage, nous y voyons comme trois cercles borroméens sous cette présentation R/S-I/R, dont le demi maillon du haut se referme sur le demi-maillon du bas. Ainsi, dans une succession chronologique, partant du non-être de Dieu (pur Réel paradigmatique), la création débute par le Verbe d’où naît la parole et le parlêtre, domaine du Symbolique. Puis le monde des humains, qui n’est en fait qu’Imaginaire (sorte de consensus des parlêtres face à la chose perçue). Pour terminer par la reproduction humaine attribué à la matrice, un autre Réel, que je nomme humain, par rapport au pur Réel paradigmatique de Dieu.
Ces demi-anneaux de Réel n’en font qu’un, se rejoignant, encerclant la création de Dieu (R/S-I/R). La relation de contiguïté et de succession qu’ils entretiennent les uns aux autres fait l’objet d’investigations que les humains appellent aujourd’hui la Science.
POUR CONCLURE
L’arbre Séphirotique est une représentation métaphorique de la pensée humaine et de ce que Lacan ou Maïmonide nomment chacun à leur façon le Réel, c’est-à-dire l’innommable. Comme une échelle qu’on gravit, à la mesure de sa faculté de conceptualiser cet innommable, telle l’Échelle de Jacob, où lors d’un songe, celui-ci fit la jonction entre le Ciel et la Terre. Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme l’anthropomorphisa, il conçut son Dieu à la sienne, ainsi côté humain la neuvième Sefira est assimilable au “pudendum” latin c’est-à-dire au pénis, organe-symbole phallique. On peut alors métaphoriser que Yesod soit le pénis circoncis et son porteur, par rapport à la femme qui en est le réceptacle11. Dans cet équilibre, le féminin est exprimé par la sexuation de : Shabbat, Shekina et Knesseth qui sont ordonnés côté femme. (Chabbat est le jour du repos, celui où l’on honore Dieu. Shekina représente la persona (selon le vocabulaire jungien), la part féminine en Dieu, et Knesseth, la communauté avec Dieu).
Nous voyons dès lors que la notion de Dieu contient de façon indifférenciable, masculin et féminin ; ce qui n’avait pas échappé à Lacan. S’il y a cet arbre séfirotique, ce « graphe du parlêtre », de la lignée d’Adam qui est un concept de chiffrage, il y a aussi selon le Bahir, un Adam Kadmon prototype microcosmique de la création, où les entités créatrices sont des paroles ou maamaroth12 et non de purs chiffrages, mais de purs signifiants. Chiffrage et signifiants, comme les deux mamelles lacaniennes du parlêtre !
“Esprit maudit celui pour qui les récits de l’Écriture n’ont d’autre sens que le littéral”, toujours la Kabbale dépasse la lettre, comme il est écrit dans le Zohar (III, 149b). Ainsi, l’homme, créature de Dieu dans cette “Cosmogonie” Mère de nos cultures occidentales, fut construit en miroir de ce Dieu-Un, grand Autre de l’Autre exprimé par la culture hébraïque13, mère des monothéismes ultérieurs. Ce Réel paradigmatique s’imposant à l’homme, il imagina des signifiants pour le dire, ainsi que des parcours initiatiques, toujours plus ésotériques dans l’espoir de l’approcher. Lacan évoquant les mystiques qui jouissent d’une “jouissance Autre” dans leurs pratiques extatiques, se posa la question : “Comment le Sujet surgit du rapport indicible à la jouissance”14et non du signifiant ? “L’indicible est dans le coup et il s’agit d’approcher le Sujet au-delà même du refoulement…/ on est là dans les soubassements de l’être du sujet. Cette tentative limite que Lacan n’aborde qu’avec une certaine distance…/ c’est le mythe scientifique d’un naissance du Sujet préalable au signifiant…/ Il s’agit là de repérer dans le Sujet un représentant qui est plus originel que le signifiant.”15 Ne serait-ce pas là, une trace du Dieu-un créant l’ « hommanité » ? Trace, précédant le signifiant, c’est-à-dire une nomination, comme chromosome de son divin géniteur ? Trace du créateur où il y mit, dit-on un peu de lui en tant que “référent”16. Alors l’homme a inventé ce ligare, religare, pour relier ce qui est en haut et ce qui est en bas. Et ici, la culture du livre prima sur l’orale, car mieux garante d’une transmission constante aux générations futures, elle garda grâce à l’équivocité de sa langue, la richesse du discours, ses interminables réinterprétations et commentaires depuis des siècles exemplifiés par l’art du midrash17.
Nous terminons cet essai en évoquant les écrits d’Elie Benamozegh, rabbin et philosophe né en 1823 à Livourne, chantre d’une Kabbale philosophique, qui dans son livre « Israël et l’Humanité »18, souligne et développe sa vision de la Kabbale, comme pouvant être aussi un outil pour s’adapter au monde moderne et à la science des hommes.
Lacan, grand érudit n’était pas sans connaître cet auteur et la culture hébraïque dans son Séminaire “D’un autre à l’Autre”. Ainsi avons-nous fait un retour à Freud, jusqu’à « L’avenir d’une illusion », démontrant que les hommes sont condamnés à une quête de l’Indicible via le « Réel », que ni les religions, ni les sciences n’expliciteront jamais : la boucle est bouclée.
SCHEMAS.
Sur les deux schémas ci-contre, nous interprétons le chemin parcouru depuis Malchout jusqu’à En Sof, en utilisant les notions de Réel Imaginaire Symbolique. Le parcours du graphe “séfirotique”, montre l’ascension de la matrice humaine bien Réelle vers une autre matrice celle de Dieu impossible à dire… où la boucle se referme de l’homme vers Dieu.
Réel/ Imaginaire/ Symbolique/ Réel paradigmatique. Liant ce qui est en haut à ce qui est en bas. Comme un antique graphe R. S. I.
NOTES
1- Maïmonide, collection Que Sais-je, M.-R. Hayoun, P.U.F. p 34 -36
2- J. Lacan, R.S.I. livre XXII, 1974, Le Seuil
3- Dictionnaire de psychanalyse, Fayard.
4- K-a-B-a-L, où K, B et L sont des consonnes, laissant des vides à remplir selon l’écriture hébraïque par des voyelles. Ce qui n’est pas le cas en français dans l’exemple du mot “arbre”.
5- G. Casaril 1961, Siméon Bar Yochaï. Maitres spirituels, Le Seuil.
6- Talmud, constitué de : la Michna et de la Guemara, soit l’ensemble des commentaires rabbiniques.
7- Le thème du Sepher Yezirah est un discours sur la cosmologie et la cosmogonie, sorte de Ma’aseh Bereshit, -”Œuvre de la création”, de forme spéculative et au caractère mystique réunies en un seul. Doctrine imprégnée de magie et de mysticisme visant la connaissance de Dieu par l’approfondissement de la vie intérieure et une action sur l’univers par des moyens surnaturels.
8- J.Lacan, “Litturaterre”, la lettre, le ravinement. Autres écrits, Le Seuil.
9- La Kabbale & sa symbolique, de G.C Scholem, Payot, 1966, p 40. et « Rabbbi Siméon bar Yochai » , de S. Casaril, Le Seuil.
10- On pourra consulter, pour une explication plus traditionnelle l’ouvrage du rabbin Adin Steinsaltz- “La rose aux treize pétales”, introduction à la Cabbale et au judaïsme. Éd. Albin Michel, Paris 2008.
11- Selon notre lecture de textes provenant de Rabbi S. Bar Yochaï, dans la Col. Maitres spirituels aux Ed. du Seuil.
12- Sepher Ha Bahir, premier essai de Kabbale systématique du XII ème siècle.
13- Ici je prends le parti de considérer l’hébraïsme comme l’ère antérieure au judaïsme rabbinique. D’où l’importance donnée à la cosmogonie, ou d’une onthogénèse à la fois de Dieu et de son œuvre : l’homme, au travers de Kibel.
15- J.- A. Miller, La Cause freudienne No65, p121
16- Signification saussurienne
17- Mode d’exégèse du texte biblique codifié selon des règles de la tradition juive qui représente des ressemblances troublantes avec le mode d’interprétation freudien en psychanalyse.
18- C’est la thèse de C. Poujol-Signorello -”Aimé Pallière, itinéraire d’un chrétien dans le judaïsme” Paris, Desclée de Brower, 2003, qui fit connaitre Benamozegh et son livre, « Israël et l’Humanité » aux Ed. Albin Michel.
Bibliographie
Freud, Zwangshandlungen und Religionsübungen, GW, VII
Actions compulsionnelles et exercices religieux, in S. Freud, « Névrose, psychose & perversion », Paris PUF.
Freud, Die Zukunft einer illusion
L’avenir d’une illusion, (préface de J. André). S. Freud, quartridge, PUF, 1995, p3 (lettre à Pfister du 25-11-1928).
Le Geste & la Parole (technique & langage), A. Leroi-Gourhan, Albin Michel, 1964.