Ouvrage — Dieu, le sexe et la vérité, François Balmès
Présentation par l’éditeur
La disparition de François Balmès nous a privés trop tôt d’une lecture de Lacan qui restera irremplaçable, comme en témoignent les textes recueillis dans cet ouvrage. Avec une détermination singulière, l’auteur confronte entre eux les différents moments de l’élaboration lacanienne, qui tiennent aux antinomies propres à la jouissance, à la vérité, à la religion, à l’amour.
De la vérité freudienne, nous dit François Balmès, nul n’est le fidèle ni le maître, pas plus le psychanalyste que le philosophe. Il faut sa rigueur et son courage pour s’affronter à la radicale inadéquation de la pensée à la réalité du sexe qui a pour nom la castration, et pour construire des " noms divins " (Dieu, l’Autre, le Père, la Jouissance) qui lui permettent, sur les bords de l’impossible, de formaliser l’" athéisme psychanalytique ".
Biographie de l’auteur
François Balmès était philosophe et psychanalyste. Il était membre de l’École de psychanalyse Sigmund Freud.
Préface par Catherine Millot
On mesurera à la lecture de ce recueil la perte que représente pour la psychanalyse la disparition prématurée de François Balmès.
Son ouvrage, Ce que Lacan dit de l’être, nous l’avait déjà démontré : François Balmès est un lecteur irremplaçable de Lacan.
Il est peut-être son commentateur le plus rigoureux, car il affronte sans faillir le nœud de contradictions auquel l’enseignement de Lacan nous confronte.
Tout au long de son enseignement, celui-ci, en effet, se contredit : que ce soit à dix ans de distance, d’une année sur l’autre, ou encore, et le plus souvent, dans la même phrase.
Ses lecteurs déroutés furent souvent conduits à la recherche d’une simplification pour sortir des impasses logiques qu’ils rencontraient. Mais, comme François Balmès le montre, ce ne peut être qu’au prix d’une déperdition et d’une réduction qui nous font manquer le sens de sa démarche. Comme il le dit, traduire en énoncés positifs simples « la torsion logique, oxymorique des énoncés antinomiques » de Lacan, c’est peut-être tout simplement « laisser perdre leur vérité », non sans conséquences pour l’éthique et la pratique psychanalytiques.
Car si Lacan use aussi constamment tant du paradoxe logique que de la rhétorique oxymorique par lesquelles il ne cessa de maintenir la tension de la contradiction, c’est à la fois pour une raison de structure et pour une raison de méthode, à celles-ci s’ajoutant le souci didactique. De structure d’abord.
Comme l’a démontré Gödel, la loi de tout système symbolique est celle de son incomplétude qui nous confronte à son inconsistance. Ainsi, dans tout édifice logique ou mathématique et à la mesure de sa rigueur, on rencontre une zone où l’on peut soutenir à la fois une chose et son contraire et sans qu’il soit possible de trancher.
Cette zone, l’amour aussi parfois y aborde, pour peu qu’il soit porté à sa rigueur paroxystique, comme chez les mystiques.
Cette logique impensable de l’« amour extatique », Lacan, un jour à Rome, la résuma :
« Un certain nombre de personnes sensées se sont aperçues que le comble de l’amour de Dieu, ça devait être de lui dire "si c’est ta volonté, damne-moi", c’est-à-dire le contraire de l’aspiration au souverain bien ; […] C’est à partir de ce moment-là que nous rentrons dans le champ de ce que ça devrait être, l’amour, si ça avait le moindre sens. Seulement, c’est à partir de ce moment-là que ça devient absolument insensé, et c’est ça l’intéressant : c’est de s’apercevoir que quand on est entré dans une impasse, quand on arrive au bout, c’est le bout… et c’est justement ce qui est intéressant, parce que c’est là qu’est le réel. Et ça a quand même une extraordinaire importance, que dans ce champ et pas seulement dans celui-là, on ne puisse rien dire sans se contredire ».
J’ai cité tout du long ce propos de Lacan, exprimé dans une langue familière, parce qu’il me semble exemplaire de son style et de sa pensée, de sa hardiesse à la pousser à bout et de son sens du réel. J’ajouterai qu’à mes yeux l’ensemble des textes de François Balmès ici recueillis peuvent être tenus pour le commentaire de ce passage.
Pour le dire de manière lapidaire : la structure est trouée, son défaut est aussi son réel qui se trahit par cette zone où les contraires s’affirment en même temps.
Ce réel qui est au cœur de la structure que la psychanalyse rencontre, nous n’avons pas d’autres moyens de l’aborder que d’user des paradoxes qu’il engendre, car ce sont eux qui nous conduisent à son essence qui est l’impossible.
Telle est la raison de méthode que j’évoquais plus haut. Ce réel, certains plus que d’autres se sentent tenus d’en affronter les bords :
Les logiciens et les mystiques, donc, quelques poètes aussi et certains amoureux.
Les psychanalystes, qu’ils le veuillent ou non, y sont confrontés. Savent-ils s’y tenir assez ? Il y faut une détermination singulière, du courage et de l’endurance.
François Balmès en fait preuve éminemment. Il sait soutenir cette tension de la contradiction qui seule permet l’abord de ces trous que Lacan appelait aussi des « tourbillons », où la pensée se sent happée et menacée de paralysie.
Ces tourbillons, Lacan les signale volontiers de quelques formules négatives, propres à heurter le sens commun :
« II n’y a pas … » « Il n’existe pas… » : « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre », voire, plus simplement, « Il n’y a pas d’Autre » « Il n’y a pas de rapport sexuel » « La Femme n’existe pas ».
Formules provocantes qu’il déploie en énoncés oxymoriques ou paradoxaux, recherchant volontiers une « biglerie » qui est chez lui la marque du réel.
Michel de Certeau nous la signale à sa manière lorsqu’il définit l’oxymore comme la combinaison de termes appartenant chacun à des ordres hétérogènes, incommensurables.
« La combinaison joue de guingois comme si des types d’espaces hétérogènes se croisaient sur une même scène, par exemple un fantôme dans un appartement urbain. »
Comme le montre François Balmès, « aucun des "Il n’y a pas …" de Lacan ne peut se solder par un "= zéro" ».
C’est pourquoi les antinomies, les chicanes des négations demeurent nécessaires et non simplifiables pour cerner le réel du sexe », mais aussi bien ce lieu de l’Autre qu’« il n’y a pas », où nous rencontrons le nom de Dieu.
On admirera la rigueur, qui nous barre toute échappatoire, avec laquelle François Balmès nous conduit sur les chemins épineux de l’impossible, dont Dieu, l’amour et le sexe sont les noms communs, les noms de ces trous qui nous aspirent dans leurs tourbillons.
Il n’hésite pas à plonger au fond du maelström, arrimé, toutefois, à la méthode rigoureuse qui lui permet de sérier les antinomies qui sont notre seul accès au réel.
Il dégage ainsi l’antinomie de la castration :
Obstacle et accès au réel ; l’antinomie de la jouissance qui est partout et nulle part ; celle de l’autre sexe, introuvable.
L’essence du sexuel est de manquer le sexuel, conclut-il en condensant dans cette formule l’apport de Freud et celui de Lacan :
« vérité du sexuel qui se nomme castration en dépit des philosophes, et qui est au cœur de tout rapport à la vérité ».
À l’amour, abîme où se jouent la retrouvaille et la perte pure, sont consacrés deux textes qui font écho à l’ouvrage que Jacques Le Brun consacra au Pur amour de Platon à Lacan.
Ce pur amour qui n’est peut-être pas aujourd’hui si loin de nous qu’il semblerait, si, comme l’écrit François Balmès, « […] le temps de l’abandon vécu par les mystiques dans les dernières épreuves est devenu notre régime fondamental », pour nous qui ne pouvons plus nous mettre sous la garantie d’aucun Dieu, ni d’aucun père peut-être, nous qui sommes aujourd’hui chargés du « malheur » — selon le mot de Lacan - d’être affranchis d’un destin qui n’est plus rien, d’une déréliction qui est le lot de notre modernité, et qui fait l’horizon nettoyé où nous avons désormais à nous tenir, « à hauteur d’impossible », en amour comme ailleurs.
C’est sur un ultime renversement de la pensée de Lacan sur l’amour que se clôt sa réflexion.
Il note (l’avait-on, avant lui, remarqué ?) dans le séminaire Encore, plus qu’un nouvel accent, ce qu’on pourrait presque appeler un nouveau discours amoureux, qui consacre la chute de l’idéalisation longtemps persistante que trahissait l’aspiration rémanente à un au-delà du narcissisme, avec, comme le dit François Balmès, son revers de dépréciation.
La chute de l’idéal livre accès au réel de la rencontre contingente, celle de l’amour enfin humain peut-être, où nous reconnaissons en l’autre les marques de notre commun exil. S’ouvre-t-il ici une voie qui réaliserait, à l’instar de la figure de Sygne de Coûfontaine que nous éclaire merveilleusement son commentaire, l’union oxymorique (et non pas la synthèse) de l’amor fati et du me phunai, la malédiction consentie d’Œdipe à Colone ?
Ce serait nous tenir nous aussi à cette « hauteur d’impossible » dont François Balmès, renouvelant le souci de rigueur de Lacan et son humanité, sut lui-même se rendre digne dans son œuvre et dans sa vie, et devant la mort, non moins.
Catherine Millot.
François Balmès : Dieu, Le sexe et la vérité. Éres, 2007.
Présentation du colloque de décembre 2009
Psychanalyse et religion
par Colette Soler
La montée de la religion est maintenant avérée et le fait religieux est aujourd’hui partout sur la sellette. La psychanalyse, dont la pratique est solidaire de l’état de la civilisation, est nécessairement partie prenante et ne saurait pas plus contourner sa question qu’elle ne peut ignorer la science, sa nature et ses effets.
Le temps n’est plus où Freud pouvait espérer que la rationalité scientifique sous l’idéal de laquelle il plaçait la psychanalyse, vienne à bout de l’illusion religieuse. On en serait plutôt aujourd’hui à savoir que de science à religion ce n’est pas une alternative et que l’institution religieuse est parfaitement capable d’assimiler le fait de la science, voire de s’en appuyer et d’y trouver un nouvel élan.
Au demeurant, la porte d’entrée freudienne, inscrite dans le fameux titre « L’avenir d’une illusion », n’opposait pas seulement savoir et croyance, elle diagnostiquait dans la foi religieuse rien moins qu’une faiblesse éthique, soit un recul à l’endroit du réel.
Simpliste peut-être, mais il serait simpliste aussi et également inexact, de réduire Freud à cette thèse, en oubliant notamment son Moïse et le Monothéisme. Il y élevait la question du dieu unique, qui est une toute autre question que celle de la croyance, au statut de problème théorique de la psychanalyse, et qu’il a poussé jusqu’au tourment. Un bilan de la position freudienne ne serait donc pas de trop et permettrait en outre de saisir l’écart avec Lacan, d’étudier leur conception respective de dieu. D’où le sous-titre que nous avons choisi : Les dieux de Freud et de Lacan.
S’il y a une porte d’entrée lacanienne dans la question ce n’est pas celle de la croyance, ou de la foi. Ce serait plutôt celle de l’hypothèse dieu. Il est un fait, c’est que l’on ne connaît pas de cultures sans dieu, que ce soient ceux du paganisme ou des trois grands monothéismes. Il faut donc bien supposer que l’hypothèse dieu n’est pas contingente, qu’elle est appelée, produite par la structure.
D’où :
Les affirmations de Lacan plaçant la littérature des Pères de l’Église statuant sur dieu, non pas au compte de la croyance mais de la plus haute rationalité, et sans doute peut-on dire de même de toutes les théologies.
La mise au pluriel de dieu, main dans la main avec Biaise Pascal, distinguant le dieu des philosophes et celui des prophètes [1].
D’un côté, le sujet supposé savoir que Descartes convoque comme garant des mathématiques, latent en toute théorie fût-elle celles des théologiens, et corrélat de tout savoir insu ou encore à venir.
De l’autre côté, le dieu des prophètes qui est fonction de parole (autre structure), celui du dire d’où se lève le double spectre d’un désir ou d’une jouissance obscurs.
L’Urverdrängt de Freud, le refoulement originaire inhérent à la parole, est un nom de dieu. Ce que Lacan reformule : dieu est inconscient — c’est un autre de nos sous- titres. Il est, dit Lacan, « le refoulement en personne. Il est même la personne faite refoulement ». Autrement dit : « la religion est vraie » qui dit « qu’il ex-siste [2] ».
Dans tout ça, rien qui exige la foi, rien qui distingue le croyant des supposés non croyants, mais le nom de dieu, incontournable dans la structure.
Autre façon qu’à Lacan de le dire : le scandale, que la psychanalyse seule révèle, c’est que tout le monde y croit sans le savoir, du seul fait d’être parlant. On est aux antipodes de « l’illusion » freudienne réservée à ceux qui n’auraient pas le courage du réel, et une « Dio-logie [3] », une logie de dieu est possible, qui n’exige pas de croire, mais de mettre à jour la structure.
Il n’empêche, il y en a des qui se disent croyants, qui disent rencontrer dieu, connaître le sentiment océanique qui interpellait tellement Freud, et d’autres qui se disent… mécréants. En outre, le poids, la place de la dit-mension religieuse dans la culture est sujette à l’histoire, on ne le sait que trop. Le moment actuel n’est pas seulement marqué par la montée de la religion, mais par celle des fondamentalismes et de leur instrumentalisation politique, qui en diffère. D’où le rebond de la dispute entre les prétentions respectives des trois grands monothéismes, dont l’évaluation analytique est loin d’être aboutie, et qui pose à nouveau la question de la fonction non seulement sociale mais subjective de la religion.
En octobre 1974, dans une conférence de presse tenue à Rome, Lacan annonçait le triomphe de la religion — il parlait de la religion romaine — comme triomphe du sens sur le réel, spécifiquement le réel insupportable, hors sens, que la science nous fabrique. Autrement dit, comme il a pu le dire ironiquement, on ne le savait pas alors, mais Galilée travaillait pour le Pape.
Cette référence au réel, avec l’idée implicite de la religion comme défense, consonne avec la thèse freudienne — au delà des différences, car Lacan en déduisait que la religion est increvable, alors que c’était pour Freud une raison de placer des espoirs dans le courage de l’esprit scientifique.
Mais alors, la psychanalyse peut-elle être athée, comme le demande notre troisième sous-titre, elle qui procède par la voie du donner sens au réel, le réel auquel elle a affaire, qui n’est pas celui de la science mais celui des impasses de la jouissance sexuelle ?
Qu’elle le puisse, c’est ce que nous semblons prétendre quand nous parlons de la chute du sujet supposé savoir à la fin du processus d’une analyse. Seulement, cesser de supposer un sujet au savoir, loin de réduire l’Urverdrängt met à jour son impossible réduction.
Passerait-on alors dans une analyse d’un dieu à l’autre, du leurre du sujet supposé savoir, qui n’existe pas, à l’Urverdrängt qui ex-siste ?
Il faudrait dire alors : athéisme impossible pour celui qui ne peut cesser de monter le refoulement en « personne », cesser d’en faire un regard, ou une voix. Impossible, à moins que le symptôme, réel et hors symbolique, ne constitue un point de buttée reconnu au sens toujours religieux.
Notes
1 « La méprise du sujet supposé savoir », Scilicet I, Seuil, 1968, p. 39.
2 R.S.I., leçon du 17 décembre 1974
3 Ibid.
Commission scientifique :
Jacques Adam
Sidi Askofaré
Sol Aparicio
Michel Bousseyroux
Albert Nguyên
Colette Soler
Commission d’organisation :
Agnès Wilhelm — Isabelle Cholloux — Sylvana Clastres — Jacques Gayard — Miyuki Oishi — Elisabete Thamer — Anastasia Tzavidopoulo — Pierre Louis Bure
EPFCL-France – 118 rue d’Assas, 75006 Paris – Tél. : 01 56 24 22 56
Site : www.champlacanienfrance.net
Formation continue : nº 11754119375
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